samedi 3 avril 2010

L'Hydrocéphale et le Sexe 2.

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Il y a près de trente ans, la scène de la jeune femme dans la vitrine a déjà été jouée.
En ce temps là, en 82, je passais tous les jours devant un magasin de chaussures pour me rendre à mon travail, une librairie de BD.
Un autre magasin de chaussures et une autre librairie de BD.

Deux jeunes femmes y travaillaient, dont l’une, Tania, m’avait tapé dans l’œil. Et elle était blonde.
Je lui souriais et elle me souriait en retour. Je la saluais et elle me saluait. Une ou deux fois, j’avais dû m’arrêter sur le pas de sa porte pour échanger deux trois mots.

Le rez de la librairie où je travaillais était tenu par un ami, Albert.
J’avais pour ma part la responsabilité du 1er étage, bien plus vaste mais séparé du rez et donc de la rue par un escalier étroit et raide. Malgré une surface double, j’avais nettement moins de fréquentation que mon collègue en bas.
Je demeurais donc en journée dans mon petit royaume bien distinct, un peu retiré du monde, un peu solitaire.

Mais un jour j’ai reçu une visite surprenante, celle de ma voisine Tania. Elle venait utiliser les toilettes, son lieu de travail en étant dépourvu.
Elle réapparut assez rapidement s’attarda pour bavarder avec moi.
Elle m’avoua plus tard que cette visite sanitaire était un prétexte mieux faire ma connaissance.

Nous étions à ce stade déjà familier l’un avec l’autre, mais sans plus.
Elle me posa des questions sur mon domaine, et je dus lui dire que j’enviais un peu la position de mon copain du rez, sur quoi, elle me déclara :

« Je ne l’aime pas tellement.

- Ah bon ? Et pourquoi ? Il est sympa.

- Non, je le trouve bizarre. Bon, je le connais à peine, mais je te préfère toi.

Boum.

Il ne m’en fallut pas plus pour que je lui propose d’aller boire un verre plus tard. J’appris bientôt qu’elle avait un copain, Claude, avec lequel elle habitait.
Ce fut bien sûr une déception pour moi, mais je n’étais pas encore réellement amoureux d’elle. Je la trouvais jolie, très sympa, de contact facile, intéressante. Nous arrivions à discuter des heures, ou des demi-heures pour être juste, sans jamais nous lasser. Alors bien sûr j’étais un peu déçu, mais elle me fit cette révélation suffisamment tôt et le traumatisme ne fut pas majeur.
Et pour être juste, à l’époque j’avais des vues sur quelqu'un d'autre, donc ce n’était pas la fin du monde.
Je pus nous imaginer devenir bons amis à la longue, et cette vision, bien que légèrement frustrante, ne me peina pas.

Un jour d’été, elle me proposa de venir dîner chez elle. Son copain et elle habitait un studio dans une maison de village de la campagne genevoise, et il serait absent ce soir-là. Il voyageait beaucoup pour son travail.
Et pour qu’il n’y ait aucun malentendu, elle me fit venir tôt. Ainsi, je pourrai rentrer chez moi à une heure tout-à-fait convenable.
La soirée fut charmante et détendue. Elle avait préparé une délicieuse salade, nous avons bu un peu de vin, mangé du gâteau au chocolat que j’avais apporté et bavardé comme à notre habitude, laissant le temps filer presque sans en avoir conscience. Je dis presque, parce que de temps en temps, je vérifiais discrètement ma montre, me demandant à quel moment il serait opportun de prendre congé de la charmante demoiselle.
Vingt et une heure passa sans que nous ne le sachions, vingt deux heures sonna à l’église du village, puis vingt trois heures. Et là, je pris une profonde inspiration pour lui annoncer que je devais rentrer.

« Tu es venu avec le bus ?

- Non, en vélomoteur.

- En vélomoteur ? Mais tu es fou, ce n’est vraiment pas sûr, par ces routes sombres. Je ne peux pas te laisser rentrer en vélomoteur. Prends le bus.

Je trouvais l’idée vraiment curieuse, car j’avais déjà parcouru des distances plus longues, sur des routes bien plus périlleuses, également de nuit, mais je décidai de ne pas la contrarier.
Le dernier bus passait dans quinze minutes, donc j’avais largement le temps de réunir mes affaires pour l'attraper, mais elle tint à conclure élégamment notre conversation, l’alimentant même de nouveaux éléments, jusqu’à ce que finalement je lui annonce :

« J’ai loupé le dernier bus.

- Certes. Écoutes, voilà ce que je te propose. Tu peux rester dormir ici. Je préfère, vraiment. Je te prête un pyjama de Claude, voilà une brosse à dents, et tu peux aller te doucher et te changer à côté, qu’en dis-tu ?

J’ai dit… d’accord, bien sûr, mais « dormir ici », ça voulait forcément dire… dormir dans le même lit, car il n’y en avait pas d’autre, et pas de canapé, et une seule pièce.

Alors que je me douchais et me brossais les dents dans la salle de bain attenante, mon corps tout entier a été parcouru d’ondes électriques : j’avais à peine songé à la chose jusque là, mais il ne faisait absolument aucun doute que Tania, la diablesse, m’avait attiré dans un traquenard, un si doux traquenard, et dans quelques minutes, j’allais coucher avec elle.

Ça serait aussi, l’ai-je précisé ? Ma première fois, ma toute première fois.
O boy, o boy, o boy…

En même temps, je n’étais pas sur paniqué : je l’aimais sincèrement, je savais qu’elle m’aimait bien, le copain Claude à ce stade… Où en étais-je ? Ah oui : j’aimais Tania, elle m’aimait, j’avais confiance en elle, elle ne me couvrirait pas de ridicule si je la décevais par mon manque d’expérience.
Donc, aucun doute dans mon esprit : « Fonce, Marcel. »

Je ne sais comment, mais nous nous sommes retrouvé sous les draps, elle en chemise de nuit, moi en pyjama, et elle m’a demandé :

« Ca va ? »

Oui, ça va. La fusée va bientôt décoller pour son premier vol orbital, mais ça va. Je me prépare depuis des années, tous les systèmes sont « go ». Prêt au décollage.

« Très bien alors… »

Et d’un mouvement très élégant, elle a éteint la lumière.
Et quand je dis éteint, c’est éteint. Nuit noire. Je n’avais jamais connu ça. Je n’étais pas préparé à un tel choc, ça ne faisait pas partie du tableau. J’avais beau essayer de distinguer une forme, une lueur même très faible, il n’y avait que le néant.

« Tu ne dis plus rien ? »

Je lui demandai s’il était possible d’ouvrir un tout petit peu le volet, mais elle m’expliqua qu’elle craignait des intrusions nocturnes. Était-ce un problème pour moi ?

Non, bien sûr. Pas de problème, j’étais juste pétrifié par une terreur incontrôlable.
J’essayai de me rappeler que j’étais censé entamer un… un geste vers elle, quelque chose, mais où était-elle ? Je l’entendais parler, respirer, je sentais son corps à côté de moi, mais rien n’y faisait : c’était comme si elle avait physiquement cessé d’exister en un instant.

Plus aucune idée sexuelle ne m'habitait.
Mon seul recours fut de m’endormir comme une masse jusqu’au lendemain.

Quelques mois plus tard, je racontai cet incident à une amie de ma grand-mère qui me demandait où j’en étais de ma vie sentimentale, et elle fut très choquée et incroyablement directe :

« Tu ne lui a pas fait l’amour !?! »

- Heu, non, vous savez, nous n’avons pas ce genre de relation. C’est une amie, rien de plus. Et elle a un copain.

- Mais tu as du désir pour elle ? Tu l’aimes ?

J’étais un peu surpris par la franchise de la question, mais n’avait aucune intention de décevoir la charmante dame :

- Oui, oui, absolument.

- Hé bien, mon cher, une femme qui t'invite à dormir chez elle, mariée, pas mariée, elle ne veut qu’une chose : que tu lui fasses l’amour ! Maintenant, je ne veux plus jamais entendre une histoire aussi ridicule de ta part !

Et après une expiration profonde:

- Peur du noir ! Quelle sottise.

J’étais consterné. Tout était clair à présent. Après des semaines à me triturer les méninges : avais-je eu tort ? Raison ? Avais-je été un gentleman ou un lâche ? La vérité était sortie de la bouche de cette dame.

Ce jour-là, je me suis juré, ainsi qu’à cette dame, que je ne laisserai plus jamais passer d'occasions aussi belles.
Ça n’arriverait plus jamais.

Je me trompais.

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Genève. Avril 2010.

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